SD : Spectateur déçu
SE : Spectateur enthousiaste

 

SD :  Ah tiens! Hier j’ai vu « Princesse Mononoké » que tu m’as conseillé, que dis-je, supplié d’aller voir ! Eh bien, … je ne partage pas ton enthousiasme. Désolé, ce film m’a plutôt déçu. Ce n'est pas un mauvais film, mais je suis sorti frustré car je pense qu’il aurait pu être bien meilleur.

 

SE : Ce n'est pas la question d'être désolé! Ayant visionné plusieurs fois le film, moi je vois mal ce qui pourrait être amélioré. Mais d’abord une question. As-tu vu la VO sous-titrée ou la VF?

 

La rituelle question du choix VO ou VF

 

SD :  Je sens que tu vas me sortir le refrain habituel: “la VO est mieux que la VF et c’est normal que tu n’aies pas pu apprécier!”. Je ne connais pas la version originale mais le doublage m’a semblé soigné.

 

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SE : Il est en effet soigné mais pas réussi. J’ai d’abord vu la VO sous-titrée et j’ai été très gêné par la VF ensuite. Pas que la traduction et le doublage soient mauvais, mais les voix et les intonations se marient mal avec le cadre et la culture japonaise. Je n’aime pas trop la voix française de San. De plus, à vouloir bien faire, les doubleurs en font parfois un peu trop.

 

SD : Tu veux parler d’ «overacting»? Je suis sûr que c’est le cas pour le vacher Koukoru qui en fait des tonnes et ne fait pas rire.

 

SE : Pareil pour les femmes du Tatara. Mais plus généralement, c’est le jeu à l’occidentale qui est gênant dans une oeuvre typiquement japonaise comme Mononoke Hime.  Il enlève toute force, toute substance et toute ambiguïté aux dialogues. C’est d’autant  plus vrai pour les personnages non humains comme les dieux. Des scènes comme la dispute entre les sangliers et le clan Moro paraissent, dans l’adaptation française, bien verbeuses, à la limite du ridicule. 

 

SD : Je vois ce que tu veux dire. Tu as donc sans doute été moins gêné par la VF de Porco Rosso!

 

SE : Oui parce que l’histoire se déroule en Italie et les personnages sont européens. Et bien qu’elle ait pris quelques libertés, j’ai même préféré la VF. Elle collait bien à l’esprit. Mais en revenant à Mononoké, une autre erreur de l’adaptation française a été de modifier les voix de certains dieux et en particulier celle de Moro. Dans la VO, tous les dieux ont la même voix masculine, résonnante, inquiétante, Moro y compris, bien que ce soit une femelle. Dans la VF, la voix de Moro devient quasiment celle d’une femme. Y a pas à dire mais le personnage et quelques scènes magnifiques comme celle de la discussion à l’entrée de la caverne perdent de leur force.

 

SD : Mais dis-moi, ton avis aurait peut-être été différent si tu avais vu la VF en premier?

 

SE : C’est vrai. N’ayant pas eu de références, elle m’aurait moins gêné. Mais je pense que je n’aurais pas été autant émerveillé. Je te conseille de faire un reset sur les impressions que tu as eues à la vision de la VF et d’aller voir la VO et tu découvriras une autre oeuvre plus forte.

 

SD : C’est facile à dire. Maintenant que je suis imprégné de la VF, la VO va me sembler bizarre… C’est avant que tu aurais dû me prévenir!

 

SE : Mea Culpa!! De toute façon, la différence entre VO et VF n’explique pas la divergence de nos opinions.  Par contre , on ne peut être qu'unanimes sur la qualité du graphisme.

 

A propos du graphisme

 

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SD : Je dois avouer que le film fait preuve d’une richesse et inventivité visuelle peu communes. Les paysages et décors sont de toute beauté tant au niveau de la composition, de la finesse du dessin, qu'au niveau des couleurs. Les images de la forêt, notamment, sont magnifiques. Mais,…

 

SE : Il fallait s'y attendre…

 

SD : Eh oui, il y a toujours un "mais"… Mais, disais-je, les dessins des personnages restent quand même relativement bâclés (je dis bien relativement) et l’animation imparfaite. C’est dommage cette différence de soins entre personnages et décors car elle saute aux yeux.

 

SE : C’est incroyable de voir les choses ainsi. Les oeuvres du Studio Ghibli n’ont jamais été bâclées dans un seul de leurs aspects.  La différence entre personnages et décors existe dans tous les dessins animés. Et pour cause, c’est de par la nature même de la technique employée. Tout personnage (ou objet bougeant) évolue sur un fond fixe. Le personnage est dessiné sur des feuilles de celluloïds, le fond fixe est peint sur papier. Rien à voir ! Après tous les dessins-animés que tu as pu voir pendant ton enfance, c’est étonnant que tu ne l’aies pas remarqué…

 

SD : Mais si ! J’avais remarqué. Ce que je veux dire c’est que, si dans « Mononoke » la beauté des décors est bien au-dessus de la moyenne, les dessins personnages et surtout de leur visage n’apportent pas une amélioration énorme par rapport aux séries télévisées.

 

SE : Argh. Qu’est-ce qu’il faut pas entendre! Mets les dessins de Goldorak sur les décors de Mononoke et tu réviseras ton jugement.

 

SD :  Je ne dis pas que les personnages dans Mononoke sont mal faits, mais on pourra parler d’aboutissement artistique quand les personnages, sans se fondre dans le décor évidemment, auront un degré de détail comparable au fond. Je ne veux pas être sectaire, mais reconnais tout de même que des détails tels que les lèvres ou la dentition sont toujours négligés, laissant place à un trait en guise de lèvres ou une bande blanche pour les dents. Mais étant donné la quantité de travail que de telles finitions impliquent, cela devient rapidement une question de budget. Et le Studio Ghibli n’a pas encore le budget de Disney par exemple.

 

SE : Mais la simplicité des dessins et notamment des visages n’est pas une négligence ni un défaut. Au contraire, outre le fait que c'est la tradition là-bas, le physique suggéré des personnages dans les films d’animation japonais permet au spectateur de se "fabriquer" son propre personnage (du point de vue physique). Par exemple, quand Ashitaka dit "tu es si jolie" (VF) ou "tu es belle" (VO sous-titrée) à San, en parlant d'une fille avec un visage avec seulement quelques traits, on imagine le visage de la princesse à sa convenance. Et on la trouve belle aussi !

Ce que j'aime dans le dessin-animé (japonais surtout), c'est qu’il peut retranscrire et véhiculer plus de choses qu'un film "live" sans avoir besoin de "tout" dessiner. Prends l’exemple du « Tombeau des Lucioles » pour t'en convaincre - aucun film "live" ne lui arrive à la cheville concernant le rôle des "acteurs", et pourtant les dessins sont simples, simples mais beaux.

D’ailleurs, as-tu remarqué que les trois personnages de « Princesse Mononoké » ayant les visages les plus simples sont ceux d’Ashitaka, de San et d’Eboshi, les trois grands protagonistes de l’histoire. Et pourtant un Ashitaka fait passer infiniment plus d’émotions qu’un Tarzan ou même qu’un Moise dans le « Prince d’Egypte ». Avec seulement quelques traits, les expressions des visages sont beaucoup plus réalistes et convaincantes que les grimaces made in Disney.

 

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SD : Tu ne vas me dire que la mauvaise coordination entre le mouvement des lèvres et la parole est aussi faite exprès.

 

SE :C'est encore une différence de style, pas du bâclage. A ce sujet, les voix sont enregistrées avant le dessin chez Disney et après dans les animes. Les premiers copient souvent les expressions faciales des acteurs-doubleurs, les seconds suivent uniquement les consignes du réalisateur. Je te laisse juger de la forme la plus noble.

 

SD : Quel fanatisme ! Dis-donc t’es un anti-Disney toi? Ou anti-américain carrément?

 

SE : Mais non… Les Disney c’est mon enfance. Ils m’ont tellement fait rêver. Mais ces derniers temps, je trouve les traits des visages certes détaillés mais trop explicites. Et les expressions sont tellement exagérées qu’elles m’incommodent. Et avec tout ça, Disney ne parvient plus à donner de la personnalité et de la profondeur à son personnage. Ils sont d’une fadeur….

 

SD : Tiens, à propos des productions américaines, s’il y a un truc où « Mononoké » semble avoir encore du retard, c’est bien dans l’animation. « Tarzan » est lui d’une fluidité extraordinaire.

 

SE : Encore heureux qu’ils arrivent à faire quelque chose de fluide avec leurs gros budget (Tarzan a coûté cinq fois plus cher) et leur gros ordinateurs! A quelques exceptions près comme les vers sur le sanglier maléfique, les animations sont réalisées à la main dans le film de Miyazaki.  Et malgré cela, je trouve les mouvements au moins aussi réalistes que ceux des dessins-animés américains.

 

SD : Mouais… Moi, je les trouvais assez saccadés. Je suis sûr qu'il n'y a pas 24 images par secondes comme chez Disney. Cela est particulièrement visible sur les séquences rapides du film (comme les poursuites) qui ne sont  pas toujours très réussies. Par ailleurs, elles manquent de réalisme de par la vitesse excessive des déplacements qui paraissent précipités.

 

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SE : Tu vas dire que la passion m’obscurcit la vue mais j’ai trouvé que Miyazaki a fait au contraire un véritable travail de metteur en scène. J’oserais presque parler du jeu de mouvement de la caméra s’il y en avait une!

 

SD : Tu délires.

 

SE : Mais non, regarde les scènes de poursuites et de courses justement! J'ai rarement vu une telle dynamique! Mais ce n’est pas du tape-à-l’œil, c’est pour plonger le spectateur dans l’action.

 

Le perfectionnisme à la Japonaise

 

SD : Quoi qu'on dise, c'est quand même gênant ce contraste entre le soin extrême apporté à certains aspects de l'image ou de l'histoire et cette impression de manque de finition dans le découpage des scènes ou dans la mesure des dialogues, par exemple. Les superbes reconstitutions historiques des décors et des scènes de vie sont le plus souvent fugitives. On ne nous laisse pas le temps de les admirer.

 

SE : C'est vrai. Mais par contre tu as eu davantage le loisir d'apprécier les magnifiques images de la forêt ou les surprenantes représentations des créatures surnaturelles.

 

SD : Justement, c'est ce qu'il aurait fallu moins montrer pour que le monde du Sacré conserve davantage de mystère par rapport au monde réel.

 

SE : Oui, mais c'est voulu. Les films de Miyazaki ont cette particularité d'intégrer le fantastique au quotidien de la manière la plus naturelle possible, au point que personne ne s'en étonne. Et pour y parvenir, le rélisateur utilise pour les deux un même souci de minutie dans les détails.

 

SD : C'est un perfectionnisme obsessionnel, caractéristique de l'art japonais.

 

SE : Ce travail repose en effet sur de consciencieuses recherches historiques. L'auteur prend pour cadre une période de l'histoire essentielle dans l'avènement du Japon moderne. Il ne nous la présente pas sous l'aspect évènementiel mais, si j'ose dire, "civilisationnel". Ce qui a également surpris les Japonais c'est l'importance secondaire accordée aux samouraïs, aux seigneurs et aux paysans. Le film échappe ainsi aux conventions du genre.

 

SD : Mais cette érudition ne risque pas de se retrouver dans les éléments surnaturels!

 

SE : Détrompe-toi! Les références au shintoïsme sous sa forme animiste y sont nombreuses. Mais il faut un minimum de connaissance de cette religion pour mieux interpréter toute la symbolique du film.

 

La portée de l'histoire et la grandeur des personnages

 

SD : Justement, ce film fait s'entremêler une multitude de significations cachées et autres symbolismes quasi philosophiques dans lesquels le spectateur lambda finit par se perdre.

 

SE : Au contraire, chacun peut voir dans ce film ce qu'il veut et ce qui le touche le plus, sans pour autant "se perdre", même s'il n'est pas un "initié". Le spectateur peut ainsi considérer ce film comme une source inépuisable de réflexion d'où il tirera sa propre interprétation. La grande vertu de ce genre d'oeuvres étant justement qu'il n'y en a pas une interprétation mais toujours plusieurs. Ce que l'on ne voit pas dans la plupart des dessins animés américains.

 

SD : Je voudrais qu’on arrête de faire des comparaisons avec les grands studios américains car ces studios ne jouent pas sur le même tableau. Les Disney sont des divertissements purs, spectaculaires et destinés aux enfants. Les Ghibli sont peut-être plus ambitieux (plus prétentieux ?) mais aussi plus ennuyeux à mon goût.

 

SE : Tout dépend en effet de ce que l’on recherche en allant au cinéma. Mais il est bon de réaliser que les considérations artistiques seront toujours plus fortes et plus ouvertes dans la japanimation ; tandis que les budgets imposants et les obligations familiales de Disney imposent des limites trop identifiables. Moi, j’ai de plus en plus de mal à supporter les recettes et les clichés et c’est pour ça que j’admire des films comme Mononoke Hime. Car, contrairement à ce que j’ai pu entendre parfois, cet anime est tout sauf  banal!!

 

SD : Les films d’animation japonais sont quand même connus pour la complexité et l’hermétisme de leur scénario!

 

SE : Je ne crois pas que l’histoire de « Mononoke Hime » soit si compliquée, même si sa complexité peut en rebuter plus d'un. Si le scénario peut être suivi par Monsieur tout le monde, il est difficile d'apprécier toute la portée de l'histoire. Je comprends que le spectateur puisse être dérouté par le traitement inhabituel d'un tel dessin-animé. Notre vision manichéenne du monde est mise à dure épreuve… Ce n’est pas l’habituelle lutte entre le bien et le mal. Il n’y a ni « méchants » ni « gentils »,  mais juste des protagonistes défendant leurs intérêts. Ils ont chacun leurs défauts, mais les animaux comme les forgerons combattent pour leur survie. Le conflit naît de l’incompréhension et de l’absence de dialogue, chacun restant sur ses positions.

 

SD : Justement cette impossibilité de prendre parti pour l’un ou l’autre camp nous empêche de nous immerger dans le récit. Je ne me suis pas du tout senti concerné par le conflit et c’est peut-être pour cela que le film m’a plutôt ennuyé.

 

SE : Au contraire, je trouve que c’est ce qui fait la force et l’originalité du film. Ce n’est pas souvent qu’un dessin-animé nous montre que dans le monde rien n’est pas blanc ou noir. L’exemple d’Eboshi est frappant. Que penser de cette femme ? Mon sentiment envers elle oscille entre haine et profonde admiration. Et comme elle, les autres protagonistes sont placés sous le signe d’une troublante ambiguïté. Même Ashitaka, l’âme la plus pure de l’histoire, n’est pas exempt de sentiments haineux par moments.

 

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SD : Ben.. tiens, à propos d’Ashitaka, c’est bien le héros du film, non ? Mais comment s’identifier à un tel personnage qui, pendant tout le récit, souffre aussi bien physiquement (à cause de la malédiction) que moralement (son cœur balançant entre les forges et la forêt de San). Incapable de choisir un camp, il se retrouve entre deux feux, impuissant malgré tous ses efforts à changer quoi que ce soit.

 

SE : Même si je ne suis pas sûr que c'est ce que recherchait Miyazaki, je trouve qu’Ashitaka est un personnage auquel on peut facilement s’identifier. C’est un valeureux guerrier qui connaît un destin tragique. Il part s’aventurer dans un monde inconnu. Il y rencontre la haine, l’amour, le désespoir et y perdra son innocence originelle. Je vibre, je souffre avec lui. C’est d’Ashitaka que vient notre vision extérieure du conflit. On découvre la situation et les évènements avec lui. Comme lui, on se sent concerné par cette lutte de civilisation. Comme lui, on aimerait pouvoir concilier les intérêts de chacun. Comme lui, on se rend compte comme il est difficile de porter sur le monde un regard sans haine…

 

SD : Toi et moi avons vécu le film vraiment différemment. C'est une question de sensibilité, sans doute.

 

SE : C'est probable. Mais je pense que l’étape de frustration que tu as connue en sortant du cinéma est naturelle. J’étais sous le choc moi-même et il m’a fallu le revoir pour apprécier toute la puissance et la portée de l’histoire. Ce film appartient à cette catégorie de spectacles que l'on a toujours plaisir à revoir rien que pour la richesse de son contenu.

 

SD : Riche certes mais 2h20 que c'est long! Surtout pour un non-initié. Au bout d'une heure trente, on commence à décrocher, et au bout de la deuxième heure, on finit par subir carrément.

 

SE : Moi, j'aurais voulu que cela ne s'arrête jamais. C'est long quand on est trop habitué à la longueur formatée d'1h30 chez Disney. Mais le tout est d'une cohérence parfaite. Aucune scène n'est superflue, chacune participant à la signification générale du récit. Franchement, retourne le voir. Si après un deuxième visionnage, tu gardes le même avis, je n’ai plus qu’à m’incliner.

 

Mononoke Hime en tant que tragédie

 

SD : J’ai du mal à imaginer pourquoi je serai plus emballé la deuxième fois. Tu m’avais dit que tu avais été bouleversé. Moi, j’ai eu envie de crier : « Emotion, où es-tu ?!? » ! L’histoire m’a laissé insensible… Epique, Mononoké ? Sans doute. Emouvant ? Certainement pas.

 

SE : Peut-être faut-il apprécier (sans forcément la comprendre) la culture japonaise pour ressentir les torrents d’émotion qui traversent le film... Dans cette oeuvre, le souffle me transporte, les personnages sont bouleversants d’humanité et la tragédie qui nous est contée me touche au plus profond.Si tu n’as pas été ému par Mononoké, c’est aussi sûrement parce que le film ne nous livre pas la palette d’émotions habituelles. Dans Titanic par exemple, on est ému par le destin tragique d’un jeune couple que la mort va séparer. C’étaient des personnages auxquels on s’était attaché. Cameron joue sur l’affectif.

 

SD : Et Miyazaki alors ?

 

SE : Aucun des personnages auxquels on aurait pu s’identifier ne meurt, le héros est guéri et la végétation renaît. Et pourtant, je suis sorti du cinéma le cœur serré ! Je ne suis pas le seul à avoir ressenti cette sorte de mélancolie. J’y ai beaucoup réfléchi et je comprends mieux ce qui m’a bouleversé.

 

SD : Je t’écoute.

 

SE : En fait, j’ai ressenti une émotion ambiguë entre joie et tristesse. D’abord j’étais heureux d’avoir assisté à un tel spectacle, mais évidemment déçu que le film prenne fin (je souhaitais que ça ne s'arrête jamais). Mais les vraies raisons de la mélancolie tiennent de l’histoire dont le dénouement est triste. Même si celui-ci comporte de nombreux aspects positifs (les conflits prennent fin, chacun est libéré de sa malédiction, le sol refleurit), ce n'est pas la joie qui l'emporte. 

En premier lieu, l'amour impossible entre les deux héros est d'autant plus touchant qu'ils ont appris à se respecter (dans leurs convictions) et qu'ils ont ouvert leur cœur l'un à l'autre.

Mais surtout, c'est la mort du Dieu-Cerf et tout ce qu'il s'ensuit qui m'ont bouleversé. Sa disparition marque la fin d’une ère, celle d’un monde peuplé de démons et merveilles. Plus rien ne sera jamais comme avant. Ce ne seront plus les mêmes forêts. Les animaux gigantesques et les esprits disparaîtront avec les derniers représentants du clan Moro et le Kodama de la dernière scène. J’ai ressenti un immense vide comme si j’avais la nostalgie de ce monde imaginaire, quasi mythologique et pourtant crédible où le rapport entre la nature et l'homme était différent. L'héritage du Dieu-Cerf (la végétation qui a repoussé à vue d’œil, la guérison des malades, la disparition de la haine dans les cœurs) est plein d'espoir mais aussi tellement fragile. Rien pour le protéger de la folie des hommes qui, on le sait, reprendra rapidement le dessus.

 

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SD : En somme, tu vois Princesse Mononoké comme une tragédie !

 

SE : Mais oui, c’est une immense tragédie car c’est l’histoire d’un changement. Et comme tout changement, il ne peut être que douloureux. Miyazaki nous fait le récit d’un moment confus de l’histoire, celui de la rupture d’un équilibre qui aboutit fatalement à un autre. Meilleur ? A chacun d’en juger. Ce bouleversement qui, dans le film, concerne le Japon médiéval peut parfaitement être retranscrit à la réalité de notre époque. Je parle de cet espoir fragile à la fin du film qui nous porte à croire en l’avenir. Paradoxal pour un récit qui se déroule dans le passé !

 

La représentation magnifiée de la nature

 

SD : Tu vois beaucoup de subtilités là où je n’ai vu que des ficelles énormes ! Car, le message écologique est un véritable rouleau compresseur dans ce dessin-animé. Des interrogations du style « l’homme et la forêt ne peuvent-ils cohabiter ?» ne sont pas très originales… Et le propos final, c’est comme cela que je l’ai ressenti, est le sempiternel refrain : « Voilà ce qui arrive quand vous faites du mal à la nature ».

 

SE : Justement, Miyazaki a su éviter toutes les simplifications démagogiques inhérentes à ce thème. Il ne nous montre pas des méchants hommes maltraitant une nature pourtant accueillante et bienfaitrice, qu’un gentil héros va sauver. Ce n’est pas un message écolo basique. Par le biais d’un récit allégorique chargé de symboles, l’auteur nous invite à une prise de conscience. Il nous montre comment l’homme, en « s’émancipant », peut s’exclure d’une dimension essentielle de son existence. Si l'homme aujourd'hui est conscient de l'importance vitale de la nature, peu de gens se rendent compte combien cette dernière peut demeurer mystérieuse, terrifiante, encore mal maitrisée. Et combien sont encore capables de nos jours de s'émerveiller de sa magnificience. J’ai rarement vu une représentation aussi forte de la nature dans un film… Elle est montrée dans toute sa splendeur, son mystère, mais aussi sa cruauté quand elle se sent menacée.

 

SD : Elle ne se laisse pas faire avec ses gros monstres !

 

SE : Où vois-tu des monstres ?!? Ce sont des divinités qui incarnent chacune un visage différent de la nature. Excepté le Shishi Gami, ces dieux sont représentatifs de l’hostilité d’une nature qui se sent agressée. Elle se révolte contre des hommes, pour qui l'affirmation de soi est devenue conquête et destruction, là où auparavant existait le respect et la crainte des éléments naturels.

Dans Mononoke Hime, la nature est un impressionnant pouvoir, mais qui ne cesse de décroître au fur et à mesure que l’humanité s’émancipe. Ainsi, les divinités animales voient irrémédiablement leur taille diminuer au fil des générations, certaines allant jusqu'à perdre la parole. Au fur et à mesure que le film avance, on sent le combat perdu d’avance pour la nature, d’autant que le Dieu de la forêt reste en dehors du conflit.

 

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SD : Oui, c’est bien mystérieux comme attitude car c’est lui que les hommes veulent tuer et que les animaux défendent…

 

SE : Son comportement, qui pourrait passer pour de l'indifférence, cache en fait des intentions totalement étrangères à la pensée humaine. Le Shishi Gami est plus qu’une simple divinité. C’est l’incarnation de l’équilibre naturel. Il dispense la vie et la mort à sa guise, sans qu’aucun jugement de valeur n’entre en ligne de compte. L’agression de dame Eboshi à son encontre brise l’équilibre et entraîne une furie destructrice à laquelle rien ne résiste. Cette scène apocalyptique où la forêt meurt (pour ensuite renaître différente), les kodamas tombent par milliers et où le corps décapité du Shishi Gami prend des proportions effrayantes, absorbant toute vie à son contact, est véritablement cauchemardesque.

 

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SD : J’ai pas eu peur !

 

SE : Tu as une définition bien limitée du cauchemar... C’est un cauchemar car cela ressemble à un mauvais rêve tellement la scène paraît épouvantable et irréelle. A la différence près que, lorsqu’il prend fin et que San et Ashitaka se réveillent, le monde a définitivement changé.

 

 

Et l’amour dans tout ça

 

SD : Quand les deux héros se réveillent l’un contre l’autre, j’espérais d’ailleurs qu’ils s’étreignent dans un baiser ! On n’a même pas eu le droit à cela. Pire, ils se quittent à la fin du film ! C’est frustrant comme « histoire d’amour » !

 

SE : Ce n'est pas la fin traditionnelle du conte de fée: "Ils se marrièrent et eurent beaucoup d'enfants". Je trouve que cette conclusion inhabituelle rend la relation entre San et Ashitaka étonnemnent magnifique. Leur histoire symbolise cette alliance nécessaire entre l'homme et la nature qui seule mettra fin à la colère du Shishi Gami. Si malgré leur amour, ils décident de vivre chacun de leur côté, c’est par respect du choix de l'autre. Ils n’appartiennent pas au même monde, ils n’ont pas les mêmes convictions, et pourtant ils ont réussi à s'ouvrir l'un à l’autre. C’est pas magnifique ça ?

 

SD : J'y vois une relation qui n'aboutit pas par pur fatalisme.

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SE : Si Ashitaka et San se quittent ce n'est pas par fatalisme. C'est un choix. Toute l'émotion de ce final provient de ce profond respect mutuel qui laisse un goût amer à leur séparation. Mais pendant le film d'autres scènes entre les deux héros étaient déjà très fortes. Leur rencontre d'abord, moment d'une intensité exceptionnelle. Puis comment rester insensible à cette scène du « baiser », dans laquelle Ashitaka ne peut retenir ses larmes ?  Tu sais, la scène où San voyant qu’Ashitaka est trop faible pour se nourrir mâche la nourriture pour lui et la lui donne de bouche à bouche. C’est émouvant de voir le héros bouleversé par tant d’attention de la part celle qu’il aime et, en même temps, désespéré de se savoir toujours condamné par la malédiction. On retrouve d'ailleurs ce moment de bonheur amoureux mêlé de désespoir et de souffrance lorsque Ashitaka se réveille dans la caverne, auprès de San endormie.

 

SD : On revient toujours à une banale histoire d'amour impossible. En fait, l'évolution de leur relation amoureuse reste toujours enfermée dans les conventions du genre. Le regard insistant au moment de leur rencontre, le héros qui sauve sa dulcinée, elle qui l'épargne puis le sauve pour un compliment, une sollicitude mutuelle, l'amorce d'une complicité et leur alliance dans l'adversité.

 

SE : Ce n'est qu'un schéma classique et la force émotionnelle dans une histoire d'amour repose davantage sur le cadre et le traitement. La scène présentée au début du film où Kaya, la jeune Emishi amoureuse, vient dire adieu à Ashitaka pourrait laisser présager un heureux retour du héros à la fin de sa quête. Pourtant cette première idylle n'aura aucune suite. Les Américains, qui n'ont rien compris, ont du coup complètement dénaturée la scène. Par puritanisme débile, ils ont transformé Kaya en la "sœur" d'Ashitaka, estimant que cette rivale de San rendait immorale les sentiments entre les deux héros.

 

SD : Remarque, les Français ont fait de même!

 

SE : L'autre grande relation d'amour qui illumine le film est celui contre-nature que se vouent San et sa mère, la louve Moro. Bien que San n’ait jamais été et ne sera jamais complètement louve, Moro l’aime comme sa propre fille. Et les preuves de cet amour sont nombreuses. Elle ne touchera pas à Ashitaka par respect des convictions de sa fille. Elle ira même jusqu’à proposer à San de partir et partager sa vie avec le jeune homme. Enfin, alors qu’elle avait réservé ses dernières forces pour tuer Eboshi, Moro se sacrifiera pour arracher San des tentacules d'Okkotonushi.

 

SD : C'est un peu l'histoire de l'enfant loup.

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SE : Il ne s'agit pas d'une simple adoption par instinct maternel. La haine de la louve envers les humains est telle qu'elle refuse de dévorer l'enfant qui lui est jetée en pâture par des parents préoccupés de sauver leur propre vie. C'est l'opposition majeure entre l'instinct maternel animal qui est indéfectible, et l'instinct maternel humain qui fluctue au gré des circonstances et des cultures.

 

SD : Je me garde bien de vouloir trancher sur le débat épineux de l'amour maternel!

 

SE : Alors, j’ai un troisième type d’amour pour toi : la compassion que l’ancienne aristocrate,, Dame Eboshi, éprouve pour les personnes rejetées par le système féodal japonais. En cela, la patronne des forges est la figure la plus humaniste du film. Elle a soigné elle-même des lépreux, accueilli de jeunes femmes destinées à la prostitution et de modestes vachers, et elle leur a donné à tous une dignité, et des raison de se battre. Dans sa quête d’une société utopique où ses protégés pourront vivre dans la prospérité et la sécurité, elle génère un désastre. Mais, malgré cela, elle reste aimée et respectée de tous.

 

SD : Finalement, tu vois beaucoup d'amour dans un film dont l'action est basée sur la haine et l'incompréhension!

 

SE : Dans une tragédie, amour et haine sont indissociables, non ? En réalité, bien que le combat prenne une dimension onirique, il reste profondément humain car il est théâtre de nombreux amours contradictoires. Plus que la haine féroce que se vouent les différents partis, ce sont finalement l'amour de San et celui de Dame Eboshi pour leurs clans respectifs qui sont le pilier central du conflit. Mêler avec une telle profondeur tragédie monumentale et sentiments profondément humains est là une des grandes réussites de Hayao Miyazaki.

 

SD : Reste à savoir s’il fera encore mieux dans son prochain film?

 

SE : Si c’est le cas, je lui dresse un autel !

 

SD : Ce n'est pas déjà fait ?