Ce texte est une adaptation "résumée" du remarquable article perso présenté dans le site http://www.multimania.com/mononoke/. Pour le lire dans sa forme originale et dans son intégralité, cliquer ici
Pour appréhender toute la portée de la représentation de la nature dans Mononoke Hime, il est intéressant de connaître quelques grands fondements du shintoïsme. En effet, il faut savoir que Miyazaki est shintoïste et que son film regorge de références à cette religion, notamment sous sa forme animiste.
Le Shintoïsme
Le Shinto est une religion très implantée au Japon. On connaît mal son histoire. Ce que l'on peut appeler la bible du Shinto est le Kojiki, ensemble de textes compilés au début du 8ème siècle. C'est un ouvrage relatant les faits anciens, une sorte de chronique mythologique des origines du Japon. Contrairement au bouddhisme, religion que l'on peut qualifier d'urbaine, le pilier fondamental du Shinto s'appuie essentiellement sur des croyances et des pratiques archaïques. Il s'agit de la notion même du divin, du sacré: le Kami (ou Gami). On peut le traduire par "dieu" ou "divinité"; mais dans le Shinto, ce n'est pas le concept du Dieu que l'on trouve dans les autres grandes religions. Le shinto élève au rang de kami toute force, objet ou entité personnifiable (et souvent pouvant apparaître comme mystérieux, redoutable): soleil, lune, montagnes, mers, fleuves, rochers, vents, animaux sauvages, arbres, objets de forme étrange ou d'origine inconnue. Les hommes eux-mêmes sont des entités dans lesquelles peuvent s'incarner des Kami. Il en va de même de pour les animaux, vivants ou morts. Les kamis sont donc innombrables, présents partout et sous n'importe quelle forme. Leur caractère est ambigu à l'image de la nature. Même les meilleurs Kami possèdent un arami-tama (esprit de violence) qu'il faut apaiser par des rituels appropriés.
C'est là qu'intervient une autre notion associée à celle de kami également largement représenté dans le film : c'est la notion de tatari, notion à valeur essentiellement morale de nos jours, mais toute aussi archaïque que celle de kami. N'importe quel kami peut être frappé d'un tatari (tatari est souvent traduit par malédiction ou châtiment) à l'occasion d'une faute ou tsumi. Le tsumi traduit dans sa conception moderne, l'idée de "mauvaise action" qui obscurcit l'entendement et fait obstacle à l'illumination, au salut. Il peut donc être interprété comme une souillure de l'âme. Dans une conception plus ancienne le tsumi a un caractère plus physique : c'est le contact du sang, de cadavre, … qui constitue la souillure. En fait on peut être victime d'un Tatari par simple contact (même involontaire) avec un Kami lui-même frappé par une malédiction. Pour échapper aux conséquences d'un tatari imprudemment encouru, il faut se purifier soi et son entourage.
Voilà! On va maintenant voir comment ce rapide aperçu sur les notions de tami et de tatari peut aider à mieux interpréter certains éléments du scénario.
Kami et Tatari dans Mononoke Hime
Dans Mononoke Hime, Miyazaki a élevé au rang de kami les animaux. Si Miyazaki a choisi les animaux comme kamis c'est probablement parce qu'il envisage ses films aussi comme des grands divertissements populaires. Les animaux sont beaux, majestueux ; ils montrent également la dureté et la cruauté de la nature. Les autres formes de kamis seraient apparues plus austères et auraient donc été moins attrayantes pour le public. Miyazaki est un fervent shintoïste et sa représentation des kamis (immensse animaux usant de la parole) est audacieuse car très éloignée des théories shintoïstes modernes. La plus osée est de loin celle du Shishi Gami lui-même, avec son visage étrangement humain. En réalité cette représentation sert le film et montre que le maître privilégie dans une certaine mesure le message écologiste qu'il veut faire passer à la rigueur religieuse même s'il ne l'avoue pas ouvertement.
Une autre notion fondamentale que Miyazaki exploite dans l'histoire est celle du tatari. Là encore le maître prend l'initiative de la représentation. En fait le degré de liberté est grand car le Tatari aujourd'hui est une notion principalement morale et les connaissances sont très vagues sur ses représentations primitives. Miyazaki a choisi de concrétiser cette malédiction par une multitude de vers noirs grouillants autour du porteur du tatari parce qu'il a l'impression que quand il est très énervé de telles formes poisseuses vont jaillir de tout son corps!
Dans Mononoke Hime, le tsumi qui provoque le tatari est l'excès de haine et de colère qui atteint son apogée dans la souffrance physique : Nago, le Tatari gami du début du film, a été rendu fou de douleur par une balle d'arquebuse tirée par Eboshi et, accumulant la haine, il est devenu maléfique. De façon assez similaire, Okkotonushi est frappé d'un tatari quand les hommes de Jiko Bou camouflés dans des peaux de sangliers viennent essayer de l'achever alors qu'il agonise.
Par ailleurs, la possibilité de pouvoir échapper aux effets du tatari par la purification est un élément qui nous aide à mieux interpréter la fin du film quand le Shishi-gami vient donner un baiser mortel à Okkotonushi. San, qui a largement été souillée par le tatari (mais par imprudence et non à la suite d'un tsumi) va être amenée par Ashitaka dans les eaux sacrées du lac du Shishi Gami . Ce sont ces eaux qui vont la purifier et la sauver du sort réservé aux victimes du tatari quand le dieu-cerf vient mettre fin à la malédiction. Dans cette scène il faut bien voir le tatari comme un tout. C'est le même tatari que portent Okkotonushi et Moro qui est venue se souiller pour sauver San. C'est pour ça que Moro meure avec Okkotonushi.
On retrouve tous ces mêmes éléments au début du film quand Ashitaka est victime de la malédiction pour avoir été en contact avec Nago. On tente en vain de le purifier en versant de l'eau "bénite" sur son bras, mais ce n'est pas un maléfice suite à une imprudence. Le héros a commis un tsumi en décochant la flèche qui a achevé le sanglier.
Retour à un sentiment religieux originel
Il est intéressant pour terminer de comprendre l'importance de la forêt dans ces références au shintoïsme. Au Japon, la forêt était il n'y a que quelques décennies encore souveraine sur une bonne partie du territoire national. La forêt était respectée, elle avait souvent un caractère sacré et notamment par l'influence du shinto et du bouddhisme, de nombreux espaces étaient très craints et donc jamais fréquentés. Dans Mononoke Hime , on voit bien que la forêt suscite une immense peur: Kouroku est littéralement terrorisé par les Kodamas, ces petits esprits des arbres qui n'ont pourtant vraiment rien d'effrayant.
Depuis la défaite de la seconde guerre mondiale, les Japonais n'ont cessé de déboiser pour construire des habitations. Jusqu'à très récemment s'aventurer dans les forêts protégées inspirait encore quelques craintes. Les gens craignaient sincèrement de tomber sur un kami néfaste… Mais c'est de moins en moins vrai avec la raréfaction de ces lieux et l'occidentalisation de la culture qui tend à rationaliser les esprits.
Dans Mononoke Hime, Miyazaki redonne à la nature cette image qu'elle a tendance à perdre aujourd'hui au Japon. La forêt y est davantage qu'un arrière-plan, c'est un présence vivante dont l'âge, le mystère, la beauté sereine et profonde peut émerveiller et guérir. Selon les mots de l'auteur lui même, il suffit, pour prendre conscience de l'importance de l'environnement, "de revenir à ce sentiment religieux originel, cette idée forte qu'il y a quelque-part, au fin fond des montagnes, une fontaine de pureté que l'on doit préserver… Il est inutile de philosopher, il faut simplement respecter la vie, essayer de laisser un monde où il soit encore possible de vivre harmonieusement ".
C'est bien ce "retour à ce sentiment religieux originel" -commun au shinto et au bouddhisme- que Miyazaki propose dans cette ultime œuvre. Il ne prône pas un retour à la tradition religieuse en soi : Mononoke Hime n'est pas un témoignage d'intégrisme! L'auteur veut simplement faire partager sa conviction que la nature est quelque chose d'essentiel, de magnifique et de terrifiant à la fois. L'idée que la forêt abrite des forces, des démons ou des dieux bienveillants est intéressante. Elle nous rappelle la grande influence que peut avoir la nature sur nous. Il suffit de marcher seul la nuit dans la forêt pour s'en rendre compte. Si chacun avait aujourd'hui pleinement conscience de tout ce que la nature a de beau et aussi d'inquiétant et de ce qu'à quel point elle est importante pour nous, il est certain que l'homme ne la malmènerait autant. Alors vit-on dans un monde où les intérêts des hommes vont les amener à s'exclure inexorablement d'une dimension majeure de leur existence ? En tous cas, à la fin de Mononoke Hime, la Nature donne à l'humanité une deuxième chance…